L'importance des noms dans l'œuvre de Tolkien (2/3)
Plan de l'article
- Introduction
- 1 - L'onomastique interne
- A - Bref rappel concernant les langues créées par Tolkien
- B - L'importance des noms
dans le récit de Tolkien
- 1 - Le cas de l'anthroponymie.
- 2 - Le cas de la toponymie.
- 3 - De l'intérêt de l'onomastique interne.
- 2 - L'onomastique externe
- A - Une origine interne et une origine externe des noms
- B - Procédés généraux concernant la construction des noms à partir d'une influence extérieure
- C - Les limites de cette étude extérieure et les recommandations pour une étude sérieuse
- D - Quelques exemples à travers
les noms des Rohirrim et des Hobbits
- 1 - Les noms des Rohirrim.
- 2 - Les noms des Hobbits.
- 3 - L'importance des langues et de la mythologie dans l'œuvre de Tolkien
- Conclusion
2 - L'onomastique externe
A - Une origine interne et une origine externe des noms
Les
noms de Tolkien sont intéressants à étudier pour
leur étymologie "interne", celle qui renvoie directement
aux langues de Tolkien, parce que cela donne notamment un domaine d'application
pratique aux langues de Tolkien.
L'étymologie "externe",
qui renvoie aux langues naturelles, a un intérêt
essentiel également et ouvre des perspectives intéressantes.
D'une part, cela nous montre des sens cachés à travers
les noms utilisés par Tolkien, mais cela nous rappelle
aussi que l'Histoire de la Terre du Milieu a été construite
comme un récit des temps anciens, avec un désir
de vraisemblance et des liens avec la réalité.
L'étude
interne n'a pas d'intérêt à être refaite.
Il y a de nombreux sites et auteurs beaucoup plus spécialisés
qui s'y entendent très bien et qui ont passé de nombreuses
heures à décortiquer les écrits linguistiques de
Tolkien - quitte à faire des suppositions. Les seules sources
vraiment fiables en la matières sont les textes du maître
:
— The
Lost Road and Other Writings. (The HoMe, V) : Lhammas,
Etymologies, The List of Names.
— Morgoth's
Ring. (The HoMe, X).
— The
War of the Jewels. (The HoMe, XI) : Essekanta
Eldarinwa.
— Le
Silmarillion : Appendices.
B - Procédés généraux concernant la construction des noms à partir d'une influence extérieure
Il
existe divers procédés par lesquels Tolkien créait
les noms de ses personnages, en s'inspirant de noms existants dans la
réalité.
1
- à partir de racines anciennes
exemple
: Shelob (=Arachne)
: en vieil anglais lob signifie araignée
et d'où she-lob, « araignée
femelle ».
2
- à partir de noms tirés de textes séculaires.
exemple
: Gandalf vient d'une liste
de noms de nains dans un poème. en vieux norrois, l'Edda
poétique - tout comme les noms des nains
qui apparaissent dans Bilbo. Il convenait
parfaitement au personnage du sage en raison de sa signification
en islandais, « sorcier-elfe », d'où magicien.
3
- à partir de noms plus modernes.
exemple
: Sam Gamgee est une
allusion au Dr Samuel Gamgee, inventeur du pansement "Coton
Gamgee". Pensez à la femme de Sam, Rosie Cotton.
Quelques
exemples :
- Sauron vient
d'un mot de vieux norrois signifiant « détestable » ou « abominable ».
- Saruman est
issu du vieil anglais searu (« rusé » ou « retors »)
- Baggins (= Sacquet)
pourrait provenir d'un argot anglais bagging, « la
collation », préoccupation essentielle des
Hobbits...
C - Les limites de cette étude externe et les recommandations pour une étude sérieuse
L'étude
d'une origine externe est intéressante car elle met en lumière
certains sens "cachés", révèlent des traits
de caractère pour les personnages. Toutefois, c'est un travail
de longue haleine qui semble demander une grande rigueur, de la méthode,
et des connaissances conséquentes en linguistique.
Reprenons
l'exemple de Galadriel et recherchons quelles racines authentiques
auraient pu inspirer Tolkien. Notre but sera de démontrer
la complexité mais aussi l'intérêt
de cette recherche.
En étudiant l'étymologie interne de Galadriel, nous avons précisé précédemment qu'il était une traduction en sindarin du telerin Alatáriel, dans lequel on retrouve alata « rayonnement » (sindarin galad). Intéressons-nous à galad dont la racine est KAL- (GAL-) et qui signifie « briller ».
On
pourrait très bien supposer que Tolkien se soit inspiré du
nom du personnage Galahad pour cette racine.[1] Il y aurait plusieurs éléments
en faveur de cette hypothèse :
— Galahad
est un personnage qui apparaît dans la légende du
Graal : Galahad est le fils de Lancelot et de Elaine, fille
du roi Pelles. De par Lancelot, il descend de Joseph d'Arimathie,
celui qui a ramené le Graal en Bretagne, ce qui
fait donc de Galahad, le candidat idéal pour la
Quête du Graal qu'il entreprendra plus tard et réussira
car il a le cœur pur, contrairement à son père.
Tolkien connaissait parfaitement cette légende et
il serait donc possible que ce personnage lumineux lui
ait inspiré cette racine.
— Un
peu plus subtil, on retrouverait une association entre
Galadriel et le Roi Pêcheur, ce qui renvoie encore
une fois au mythe du Graal et irait en faveur de notre
hypothèse. Dans l'image du Roi Pêcheur qui,
malade, perd ses pouvoirs et ne peut protéger ses
terres, on retrouve l'image de Galadriel. La Lórien
perdra en effet sa protection lorsque la figure royale
de Galadriel sera dépossédée de la
puissance protectrice que lui conférait l'anneau
Nenya. Sur ce sujet, le poème de Galadriel en
quenya est tout à fait significatif. Le vers Si
man i yulma nin enquatuva ? (signifiant « Qui
maintenant pour nous remplira les coupes ? ») pourrait être
rapproché de la question mythique qu'aurait dû poser
Perceval à propos du Graal dans le Château
du Roi Pécheur (à qui le sert-on?) toutes
deux liées au respect de la fonction royale. Ceci
irait en faveur d'un lien entre Galadriel et la Quête
du Graal et éventuellement de la figure de Galahad.
Bien sûr, lier l'étymologie de Galadriel à Galahad reste malheureusement hypothétique, ceci n'étant pas confirmé par les écrits de Tolkien (du moins pas à ma connaissance).
Une façon de raisonner qui permettrait de faire un parallèle avec plus de certitude serait de retrouver les origines étymologiques de Galahad, et ce jusqu'au niveau le plus ancien connu (ou en tout cas reconstitué), c'est à dire l'indo-européen et de les comparer à la racine imaginaire KAL-.
Imaginez ce travail répété pour tous les noms de quenya et de sindarin, ainsi que toutes les autres langues, et vous verrez l'aspect titanesque de cette entreprise qui nécessite une bonne maîtrise tant des mythes que des processus linguistiques pour éviter de relier des choses qui n'auraient finalement rien à voir entre elles.
La
chose n'est pas impossible quand le lien entre la langue imaginaire et
la langue réelle est clairement établi (comme pour le rohanais
et le vieil anglais), ou quand l'auteur donne suffisamment de données
pour pouvoir reconstituer ces liens, ou mieux encore, quand Tolkien révèle
lui-même les origines de ses noms.
Toutefois,
quand on aborde les langues elfiques, on commence à s'avancer
en "terre brûlée" car Tolkien ne nous
a laissé que peu d'indices, et parce que les langues
elfiques sont plus éloignées des langues
naturelles.
Nous
recommanderons donc trois attitudes à adopter dans l'étude
de l'origine externe des noms :
— Pour
les origines confirmées par Tolkien, il sera intéressant
de s'y attarder pour comprendre comment l'onomastique s'intègre
au processus littéraire de Tolkien.
— Pour
les origines supposées mais qui semblent étayées
par des racines de sens très proches, on pourra également
s'y intéresser, tout en gardant à l'esprit
que ce ne sont que des suppositions. Il faudra bien sûr
prendre garde aux associations fallacieuses et se limiter
aux langues et mythes qui étaient connus de Tolkien
et donc susceptibles de l'influencer.
— En
revanche, pour les origines supposées qui n'ont
pas ou peu d'éléments infirmant ou confirmant
ces hypothèses, nous recommanderons une grande prudence.
Toutefois, cette étude n'est pas tout à fait
inintéressante, car ces suppositions révèlent
une partie de notre interprétation personnelle de
l'œuvre et traduisent nos associations d'idées à travers
des associations de noms. Ce qui peut être une façon
concrète d'exprimer sa lecture personnelle.
Pour
conclure, il est préférable d'appliquer un raisonnement
en deux temps qui lierait l'étude de l'origine interne et de l'origine
externe :
— Décomposer
le nom imaginaire et rechercher sa racine et son étymologie
dans le cadre des langues imaginaires.
— Rechercher
quel nom ou quelle racine réelle auraient pu inspirer
Tolkien.
...
et surtout justifier son point de vue par des éléments
probants et garder une méthodologie logique, ainsi
qu'une certaine neutralité.
D - Quelques exemples à travers les noms des Rohirrim et des Hobbits
1 - Les noms des Rohirrim.
Le lien entre le rohanais et le vieil anglais n'est plus à prouver ; en effet, le rohanais et l'occidentalien ont le même lien de parenté entre eux que l'anglais et la vieil anglais. L'occidentalien est traduit par l'anglais, le rohanais est donc traduit par le vieil anglais. Mais parfois ceci peut avoir un sens caché assez intéressant du point de vue de l'histoire elle-même.
Lorsqu'Éowyn
se mêle aux guerriers pour partir au combat, elle prend le nom
de Dernhelm et cache sa féminité derrière
un heaume. Lorsqu'elle le retire face au Nazgûl, Tolkien écrit
qu'elle enlève "le casque de son secret". Il y a en
fait un jeu de mot pour un lecteur averti. En effet, on se rend compte
que le nom d'emprunt d'Éowyn se compose des termes dern,
qui signifie « caché, secret », et helm (resté en
anglais moderne), le casque ou le heaume. Donc son nom signifie « cachée
par un heaume ».
Le
nom de Théoden, quant à lui, est composé de
l'élément theod qui signifie « la
tribu, le peuple, le royaume ». Littérallement
Théoden est celui qui incarne le royaume, et qui
donc est son chef.
Enfin
dans le nom de Thengel, on retrouve la racine thengn qui
désigne un noble guerrier au sens de chevalier. À noter
que si on le traduisait littéralement, Théoden
fils de Thengel donnerait « roi fils de roi ».
NdA : Contribution de Cayadûnel
et de Beren concernant les noms des Rohirrim.
2 - Les noms des Hobbits [2]
Si de nombreux prénoms des jeunes Hobbits n'ont aucun sens dans leur langue imaginaire, l'étude de leur création et des noms ayant influencé leur genèse révèle des aspects humoristiques et poétiques et souvent donne une représentation du destin des personnages.
Gerontius,
est un nom qui vient du grec gerôn/gerontos qui
signifie « vieillard ». Le personnage est surnommé "le
Vieux Touque" à cause de sa longévité.
Le
nom de Frodo, quant à lui, est issu un mot
de vieil anglais fród qui signifie « sage,
prudent » ou freodo « paix, sécurité ». Fródi,
en vieux norrois, est mentionné dans Beowulf,
et désigne aussi un roi d'une saga nordique. Pacificateur,
ce dernier serait à l'origine d'un âge d'or
portant le nom de « paix de Fródi ».
Frodo est donc celui tente d'établir la paix...
© John Howe
Notes
1. Comparaison entre Galadriel et le Roi Pêcheur, d'après le mémoire de Laurent Allibert, dans sa partie consacrée éléments indo-européens en Arda, parmi lesquels « Le Gaste Pays » et la figure souveraine. (cf JRRVF)
2. Pour plus d'informations quant aux origines des noms des Hobbits, nous vous recommandons la lecture d'un essai de Jean Rodolphe « Isengar » Turlin pour JRRVF. Essai consultable via ce lien
Bibliographie :
- Le Seigneur des Anneaux, par J.R.R. Tolkien. (rassemblant les tomes I, II, III, appendices et annexes) Christian Bourgois Éditeur, 1995 ( première édition française : 1972).
- Le Silmarillion, par J.R.R. Tolkien. Christian Bourgois Éditeur, 1978 ( réed 1993 ) ; Presses Pocket, 1984.
- Contes et Légendes Inachevés, par J.R.R. Tolkien. Christian Bourgois Éditeur, 1982 (réed 1993) ; Presses Pocket, 1988.
- Faeries Hors série
1, Nestiveqnen Éditions,
2002, ISSN : 1625-8223.
- Les Langues de Tolkien, par Sébastien Bertho.
- Les Mondes Magiques du Seigneur
des Anneaux, par
David Colbert, HarperCollins, 2002
( le Pré aux
Clercs pour la traduction française,
2004 ).
- D'où viennent tous ces noms ?
- Imaginaire médiéval et mythologique dans l'ouvre de Tolkien, par Laurent Alibert. Mémoire soutenu à Paris X Nanterre, sous la direction du professeur A. Strubel. (cf JRRVF)
- Les prénoms des Hobbits, par Jean Rodolphe « Isengar » Turlin (cf Hiswelókë)